Moïse Kisling

Lettre autographe signée « Kiki », Lisbonne, 9 octobre 1940, à son épouse Renée.

Émouvante lettre adressée à son épouse au début de l'Occupation.

Étant juif, Moïse Kisling est obligé de fuir les persécutions antisémites nazies et part se réfugier à Lisbonne avant de gagner New York.

Dans cette lettre, écrite alors qu'il est en transit au Portugal, il s'inquiète pour sa famille, évoque sa santé, les difficultés à obtenir un visa pour les États-Unis, ses craintes relatives à la guerre, ses projets de peintures, d'expositions et ses difficiles conditions de travail.

Il termine d'une manière touchante en demandant à son épouse de ne rien lui cacher (« Je voudrais tant que tu me dise avec toute la vérité comme ils sont. Cacher ne sert à rien et ça fait plus de mal si tu ne veut pas me faire de la peine. ») avant de conclure : « Je t'embrasse bien fort ma petite Renée, Kiki ».

Lisbonne le 9 oct. 40

Ma petite Renée,

Que se passe-t-il ? Tu m'as télégraphié que la lettre suit et elle suit toujours. Depuis que je suis ici j'ai reçu une lettre de toi et la réponse de mon télégramme. Depuis rien. Ni de Jean ni de Guy ni même de Hélène. Reçois-tu mes lettres au moins ? Où mes lettres que j'ai écris à Jean et Guy ? Comment ça va ? Comment vivez-vous ? Comme va la santé de tous ? Et les travail des gosses ? Reçois-tu régulièrement l'argent de Fliegelman ? Je voudrais tout ça savoir et je commence à m'inquiéter pourquoi les lettres de Samary ne m'arrivent pas tandis que je reçois (pas beaucoup) des lettres de France qui mettent 8-10 jours. Chez moi tout va bien au point de vu santé - je n'ai plus de douleur, et je commence avoir meilleure mine. J'habite un hôtel pas mal et si je n'avais pas de complications avec les autorités portugaises pour le séjour je serai parti à la campagne plus-tôt dans un port d'ici à 30K qui me plaît beaucoup parce que j'ai envie de faire des toiles - quelques bons petits tableaux que j'exposerai à New York. Le Département des Affaires Etrangères des Etats-Unis traine en longueur pour le visa qui doit venir de la bas. Ici le consul ne peut pas le donner.

Je crois que l'affaire de La Havane est dans le lac et c'est au fond pour ça que je suis parti. C'est pourquoi j'ai demandé le visa pour les Etats Unis pour essayer de faire une exposition a New York mais ça traine et j'ai peur que je serai obligé de rester ici des longues semaines encore. ici c'est difficile de travailler - les chambres sont trop petites quant au port de Lisbonne il ne m'emballe pas beaucoup. Je suis donc là et j'attend. Pourvu que les Espagnols ne se mettent pas dans la bagarre - ça serait le bouquet parce que je serai ici bloqué pour de bon.

Comment vont les restrictions - j'espère qu'étant à la campagne avec ton jardin et toutes ces bêtes tu n'en souffre pas trop. J'espère que les colis (j'ai envoyé déjà deux) t'arriveront dans un bon état. Le premier que j'ai envoyé le 3 oct. contient 2K. de café 1K. de sucre et 3 boites de 500 gr. de Beurre. Hier le 4 Oct. j'ai envoyé un autre colis qui contient 4K et 1/2 de Riz et 4K et 1/2 de beurre - il faut compter 2-4 semaines de voyage - Dis moi ce que tu préfère que je t'envoie - il y a ici de tout et on peut envoyer tout ce qu'on veut. Quand tu m'écrira n'oublie pas de me dire à quelle lettre dates de quand tu me réponds. Comme je verrai si mes lettres ne se perdent pas en route. Donne moi vite de tes nouvelles et de tout ce qui se passe chez toi et autour de toi - Embrasse bien mes deux gars. (Je voudrais tant que tu me dise avec toute la vérité comme ils sont. Cacher ne sert à rien et ça fait plus de mal si tu ne veut pas me faire de la peine. Au contraire par lettre je peux quand même faire quelque chose. Et même pour eux ça peut aider s'ils savent que tu me dis tout).

Je t'embrasse bien fort ma petite Renée

Kiki

Peux-tu arrives-tu te mettre en communication avec mes comp. d'assurances au sujet de mon accident ?